By Paul Sugy
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Il est pourtant l’un des mieux placés pour savoir que la machine supplante désormais l’homme dans toutes les disciplines où ils concourent l’un face à l’autre. Pourtant le champion d’échecs russe n’est pas rancunier : il défend désormais l’intelligence artificielle alors qu’il fut le premier grand joueur d’échecs défait par le supercalculateur Deep Blue, en 1997, après avoir travaillé plusieurs années sur l’élaboration des premiers prototypes de joueurs virtuels d’échecs.
Invité des Conversations Tocqueville, Garry Kasparov a eu longuement l’occasion de s’en expliquer face à la députée européenne Svenja Hahn, spécialisée au sein du Parlement européen sur les questions de régulation de l’intelligence artificielle et des nouvelles technologies de l’information. Tous deux étaient interrogés par la journaliste du Figaro Laure Mandeville sur les risques que représente le progrès technologique pour la démocratie. «L’intelligence artificielle est partout» a d’abord précisé Svenja Hahn, rappelant aux auditeurs présents à la Tocqueville Foundation et aux téléspectateurs connectés sur le site du Figaro que cette approche technologique «choisit déjà les musiques que vous écoutez, ou les personnes que vous rencontrez sur les applications de rencontre en ligne».
Une omniprésence que reconnaît le champion d’échecs sans que pour autant celle-ci ne l’inquiète outre mesure quant à l’avenir de l’humanité, laquelle reste seule à détenir à proprement parler l’ «intelligence», a-t-il précisé. «Deep Blue, l’ordinateur qui m’a vaincu aux échecs, n’était pas intelligent. Et d’ailleurs il n’est pas tout à fait approprié de parler d’intelligence artificielle. Certes et j’en sais quelque chose, la machine triomphe désormais dans tous les jeux qu’on lui propose : échecs, jeu de go, même le poker qui pourtant est réputé contenir une grande part de psychologie. Mais la machine ne peut apprendre et gagner que dans un système fermé. Nous n’avons pas l’ombre d’une preuve qu’elle saura un jour transférer une information d’un système fermé à un autre, or précisément le monde sensible dans lequel nous évoluons est le contraire d’un système fermé.»
Reconnaissant néanmoins, à la suite d’une question posée par Laure Mandeville, que la technologie mise entre les mains de systèmes politiques mal intentionnés peut renforcer le pouvoir de contrôle des États sur les populations, Garry Kasparov insiste en revanche sur l’opportunité qu’elle offre en retour aux individus d’échapper à ce contrôle. «Les États sont plus forts grâce à la technologie, mais les individus aussi y trouvent un espace de liberté : regardez ce qui se passe à Hong Kong, ou dans d’autres pays où d’importants mouvements de liberté ont vu le jour, la technologie donne une répercussion mondiale à ces luttes.» La lutte du monde libre contre les dictatures existe depuis longtemps, bien avant l’apparition de l’intelligence artificielle, a-t-il ajouté, mais selon lui «la technologie fait pencher la balance en faveur du monde libre».
Sans balayer d’un revers de la main les «peurs» qu’elle suscite, Garry Kasparov a tenu à dissocier la technologie du monde réel d’avec les «fantasmes hollywoodiens» sans rapport selon lui avec ce que sera l’intelligence artificielle demain. Et de décrire, en détail, les transformations présentes et à venir qu’occasionne le basculement du monde dans l’univers des objets connectés et des intelligences artificielles. Schumpeterien, le champion d’échecs ne perd pas son temps à pleurer sur l’ancien monde, louant au contraire les créations d’emploi et les opportunités économiques nouvelles que permettent cette transformation et l’irruption de ce nouveau paradigme.
Dans ses échanges avec la députée Svenja Hahn, il n’en a pas moins convenu de la nécessité d’une régulation des technologies et de l’intelligence artificielle, passant avec elle en revue plusieurs des grands chantiers qui attendent les pays et les organisations internationales dans ce vaste champ politique. «Le facteur humain reste le plus important de tous» ont-ils conclu à l’unisson, tandis que Laure Mandeville rappelait en remerciant les deux intervenants la nécessité selon Tocqueville de faire confiance à la société civile pour garantir le respect de la démocratie malgré la volonté de puissance de l’État.
Quant à l’idée que le paradigme technologique dessine les contours d’un nouveau monde, désincarné et déshumanisé, dans lequel les interactions avec nos semblables seront en partie remplacées par la machine, l’objection de la journaliste est cette fois restée sans réponse. «C’est en effet un dilemme», s’est contenté de répondre Garry Kasparov.